C'était l'un des pubs les plus isolés qu'il connaissait.
The Trusty Feire avait été arraché au XVIIIème siècle et aux fantasmes romantiques pour être exposé aux regards barbares comme phénomène sauvage. À force d'être considéré comme tel, il avait fini par le devenir ; lorsque Monsieur, durant l'une de ses premières errances nocturnes, s'y était arrêté, le gros barbu du comptoir avait refusé de le servir - le bar était vide, deux pèlerins assis autour d'une table, deux scots oubliés par le temps, vide. Seul le fredonnement enroué de Auld Lang Syne avait apaisé le feu qui l'animait. Il lui avait alors servi un whisky sans lui demander son avis.
Depuis il voyait le pub ouvert les après-midi ensoleillés, bordé de salons de jardin poussiéreux monopolisant une bonne partie de la place qui faisait face à la ridicule petite plage de sable qui longeait le ponton, une vieille glacière électrique branchée comme faire se peut pour attirer les touristes. Un noble établissement orphelin et muté en blague.
Ils étaient plus nombreux, ce soir-là. Les deux pèlerins, un jeune homme,au comptoir, l'attention déjà bien atrophiée par l'alcool, un banc de touristes profitant de leur soirée, un prof en guenilles corrigeant sans verve des papiers sans ambition. Il s'était dit qu'en ne lâchant le style sous aucun prétexte, le labeur finirait plus vite ; aussi la surface du bourbon était aussi lisse qu'à marée haute. Seul venait en perturber le calme le bout du stylo qu'il y plongeait parfois, excusant cette affreuse manie qu'il avait de toujours le porter à la bouche.
C'est le pauvre hère du comptoir qui, lorsqu'il fit mine de se lever, lui rappela l'heure à son poignet. Tard, trop tard pour espérer passer une nuit au calme ; ça lui allait, le pub aimait veiller et la mer du Nord n'avait pas d'horaires. Le jeune homme, qu'il jugeait du coin de l’œil, n'avait cependant pas l'air de cet avis. Il titubait vers la sortie, chercha à tâtons la poignée, laissa contre le verre coloré de la porte son souffle confus et s'enfuit d'un pas sonore. Monsieur, soucieux du gaspillage, finit son verre d'un trait, rangea méthodiquement ses copies dans une pochette qu'il glissa poliment dans son cartable de cuir, enjoignit le gros barbu derrière le bar de lui offrit un verre d'eau, sentant poindre des maux de tête, et vint ajouter sur le carreau de la porte une silhouette de main tremblante.
Bien sûr qu'il était là, affaissé contre le mur d'il ne savait trop quelle bâtisse en grès, comme exactement toutes les bâtisses de Stonehaven ; bien sûr qu'il avait déjà rendu ce qu'il pouvait rendre, trop généreux, trop honnête pour garder pour lui ce qu'il avait sur le coeur. Il avait la tête basse et ne pouvait pas le voir. A priori.
- Ca va aller.
Il aurait probablement été plus convaincu en soutenant à des mioches que le Père Noël existait. L'idée qu'il puisse aller mieux ce soir lui semblait tout à fait absurde. Il le lui tendit, pour l'amour de l'humanité.
- De l'eau. Sans GHB.
Sait-on jamais.
Mains | ft. Cóemgen