Un signe de tête, remerciement sommaire, et il s'éloigna du guichet de l'accueil. L'hôtel de ville était vide, il y comptait bien : voilà plusieurs semaines qu'il n'était pas sorti plus loin que le bureau de tabac et le dépanneur, et l'effort l'avait déjà épuisé. Parler aussi. Il oubliait le son de sa voix.
Il avait beaucoup hoché la tête, n'avait pas vraiment réussi à sourire. Il n'y avait pas non plus de quoi avoir le coeur en liesse ; le casier judiciaire était bien vierge, son identité était confirmée, il pouvait donc travailler. L'employé de mairie avait longuement dévisagé l'atèle, soutenu ses sourcils froncés par de grandes inspirations inquisitrices. Il se fichait bien de savoir son avis sur la question et, supposait-il, l'employé lui-même s'en fichait. Ils s'étaient rendus leurs regards éreintés et méprisants comme deux vieilles peaux s'insultent chaque matin pour ne pas penser à la mort. Ils étaient aussi médiocres l'un que l'autre. Monsieur s'en fâchait un peu.
Travailler. Ses lunettes tombantes sur son nez confessaient son manque. Il n'était pas encore sorti de l'endroit qu'il avait une cigarette entre les lèvres, prête à être allumée. Il avait préparé les cours pour deux semestres entiers, l'absurde : il semblait s'ennuyer des hommes et des allumettes, avait oublié de racheter des briquets depuis l'accident.
Rafael soupirait par le nez, le haut des narines bloqué par les lunettes. Il n'arrivait pas à les redresser. Il ne trouvait pas les allumettes. Il n'arrivait pas à tenir debout avec ses béquilles. Il n'aurait pas pu atteindre la porte.
Dehors, enfin. Il lui semblait sortir du bagne et son coeur manqua des battements.
Ses épaules se détendirent à la première inspiration. Il ouvrit les yeux sur l'autobus déjà parti, le peu de circulation, le silence de Stonehaven, l'assourdissant vacarme du vent et de la mer. Ne restaient que son corps adossé au grès des murs et des jeunes gens, un couple d'étrangers. Il ne déporta son regard nulle part ailleurs parce qu'il oubliait la politesse élémentaire. Avait-il seulement dormi deux heures, cette nuit, encore ?
La cendre tombait sur sa chemise, celle qui portait les documents, qu'il n'avait pas rangé dans sa sacoche. Il oublia à nouveau de le faire lorsqu'il crut comprendre, de là où il était, que les étrangers n'avait eux non plus nulle part où aller maintenant que le bus était parti. C'était un bus qu'ils attendaient, n'est-ce pas ? Il s'en moquait éperdument.
Ses mains se crispèrent sur les béquilles et la chemise. Il avait gardé la cigarette à la bouche et somma son sommeil de se faire discret alors qu'il s'éclaircissait la voix, arrivé à la hauteur d'une jeune femme dont le nez busqué et la chevelure très claire l'interpellèrent vivement. Il la voyait de profil et ne faisait pas grand cas du grand brun efflanqué qui l'accompagnait.
— Veuillez m'excuser, puis-je vous être utile en quoi que ce soit ? demandait-il dans un anglais impeccable, par habitude. Le bruit clair de papiers d'identité et de justificatifs en tout genre qui tombent au sol attira son regard lent. Il avait l'air dégoûté. Deutsch ? Français ? Il en doutait. Ils semblaient d'origine slave ou scandinave, particulièrement la jeune femme.
Ses lèvres se raffermirent autour de la cigarette lorsqu'il entreprit de se pencher, à grand peine, vers sa triste biographie.
Airain | ft. Hjørdis, Hilmar