Un marmonnement s'éleva des lèvres de son client. Cóemgen, qui regardait toujours dans sa direction, avait fixé sa bouche un instant mais n'avait pas su lire ce qu'il avait prononcé. Ses cils bâtirent un instant sous le verre de ses lunettes avant qu'il ne baisse le regard et fixe la table. Le fleuriste était à présent persuadé que le jeune homme venait de proférer une injure ou du moins une plainte à son sujet. Ce n'était pas étonnant, il lui avait ouvert la main, consciemment qui plus est. Il se souvenait que la rose avait ripé sur sa peau. Qu'est-ce qu'il lui avait pris ? Ce n'était qu'une épine de rose mais il l'avait blessé presque volontairement.
Il retira un instant ses lunettes et se massa les paupières à nouveau, deux fois en moins de vingt minutes, il fatiguait vraiment. Il mettait cela sur le compte de ses nuits courtes et agitées au lieu de considérer le fait que le lien social l'épuisait plus que de raison. Il s'en voulait aussi, mais cela ne servirait à rien de ressasser cela encore et encore, bien que le moment où il avait extrait la rose de sa main restait ancré dans sa mémoire. Celui où il avait posé le bouquet et celui où il lui avait si maladroitement souri aussi, à croire que chaque fois qu'il plongeait son regard dans les yeux bleus du garçon, il en imprimait la couleur dans sa mémoire.
Lorsqu'il remit sa monture, à peine quelques secondes plus tard, le propriétaire de ces sublimes yeux avait déjà sorti tout le nécessaire de la boîte à pharmacie. Cóemgen n'était même pas capable de sélectionner ce dont il aurait besoin même après avoir lu trois fois les étiquettes de tous les produits et l'autre sans même les effleurer du regard semblait déjà avoir fait son choix. Il fronça un instant les sourcils, un œil détaillant la panoplie de compresses et de petites bouteilles, avant de remarquer que soudain le visage blanc pâle du client s'était considérablement approché du sien.
Surpris, une petite étincelle soulignant son regard curieux, il releva la tête et posa ses mains sur le comptoir lui aussi au lieu de tenir sa tête lourde. Il rétorqua, contrarié, à ses paroles.
- Tu n'avais rien mérité du tout, j'aurais dû faire plus attention, c'est tout... grogna-t-il en reculant pour briser cette proximité imprudente à ses yeux.
Mais il avait pris tout le temps de détailler sa peau si blanche. Il avait l'impression de lui ressembler beaucoup. Lui aussi avait des cernes à faire pâlir un panda. Lui aussi était blanc comme un fantôme. Lui aussi était grand et maigre. Était-ce pour cela qu'il n'arrivait pas à se détacher de son regard ? D'une façon ou d'une autre, ne lui renvoyait-il pas une image approximative de lui-même ? À sa manière, le fleuriste se montrait parfois aussi immature que son client, aussi désagréable également, quand il était dans ses mauvais jours. Néanmoins, il se montrait moins arrogant. Certainement moins sûr de lui aussi et en parallèle il doutait que le jeune homme ne soit aussi tourmenté que lui. Il se surprit à essayer de deviner à quoi étaient dues ces cernes et ce comportement parfois agressif.
Le fleuriste remarqua bien vite le changement d’attitude de son interlocuteur. Une fois encore, il venait de changer de comportement d’une seconde à l’autre, son regard traversé d’une sorte d’éclat. Etait-il toujours aussi instable ? Avant même qu’il n’ait pu faire ou dire quoi que ce soit, le jeune homme se voyait souffrant d’une nouvelle plaie, qui ne sembla pas le blesser pour autant. Il paraissait content de pouvoir prouver l’innocence du brun. Mais cela ne prouvait rien du tout, en plus de le mettre vraiment très mal à l’aise.
- Hein ? Mais pourquoi tu fais ça ? Tu vas finir par te blesser… murmura-t-il, perdu. Il ne comprenait pas ses agissements. Son regard s’égara une nouvelle fois dans ses yeux, il semblait y chercher une explication mais rien ne vint. Cet homme semblait perdu, si ce n’était dérangé. Cóemgen avait déjà émis cette supposition trois cent fois depuis qu’il était entré dans sa boutique mais au fond de lui il restait vraiment intrigué. Il venait plus ou moins d’avoir la preuve que ce jeune homme était au moins tout aussi tourmenté que lui.
En quelques instants à peine, le client s’était soigné et il n’y avait plus une goutte de sang, plus de plaie. Le brun rangea les compresses et la bouteille sans un mot, semblant perdu dans ses pensées. Trop de choses s’étaient passées depuis qu’il avait débarqué, trop de petits détails insignifiants qui semblaient cacher des choses. Il préférait vider son esprit, prendre les choses uniquement au premier degré. Evidemment cela s’avéra difficile après la dernière phrase prononcée par l’homme qui lui faisait à présent de nouveau face, son regard braqué sur lui. Il détourna le sien et rangea la boîte.
- Ne vas pas te frotter à trop piquant, parfois les plantes peuvent relâcher des substances irritantes.
Il sourit avant de pousser un peu plus franchement le vase contenant les roses vers lui.
- Puis-je me permettre de t’offrir ceci sans craindre que tu ne te piques régulièrement avec dans les quelques heures qui leur reste ? Tu voudrais que j’en retire les dernière épines peut-être ? Souffla-t-il avec un air amusé. Il en avait enlevé la plupart juste avant mais quelques-unes lui avaient échappé, il n’avait pas pensé que cela puisse poser problème.
Portant à nouveau sa main à son menton pour le supporter, il plissa les yeux, semblant observer un bouquet au loin.
- Si tu aimes tant que ça te piquer avec des roses, il suffit d’en planter et de les cultiver. Ça t’arrivera souvent alors. Je vends de jeunes rosiers à planter en terre si tu veux, pour la prochaine fois.
Il lui glissa une carte simple, sombre et élégante, décorée de son nom, du nom de la boutique et de son adresse, juste à côté du vase. Une façon de le congédier ou de lui intimer de revenir, selon interprétation. Il ne le regardait plus, quelqu’un d’autre venait d’entrer.