Elle se consumait vite. Trop vite.
Elle était trop fine peut-être, ou alors angoissait-il plus qu'à l'accoutumée ? La compagnie ne lui avait que trop manqué. Incapable alors d'être pour lui-même et d'apprécier un instant qui prendrait immanquablement fin trop tôt, il regardait la mer et son air d'éternité à ne pas toucher, le remous de métronome des vagues à marée basse, oubliait qu'il se brûlerait bientôt les doigts. L'air fraîchissait, mais aucun d'entre eux ne semblait s'en souciait. Il se disait que peut-être le jeune homme aurait du mal à anticiper le froid, mais restait assis sur son manteau. Le lui proposer après tant de négligence lui semblait déplacé.
Il parlait énormément. Pas trop, cela dit. On ne parlait jamais trop. C'était lui qui parlait trop tôt. Il avait du mal à croire que cette personne puisse être aussi seul qu'il semblait le penser - il n'était cependant personne pour le juger, alors s'abstenait de trop le faire. Sa retenue était obligée, ce soir-là. Sa politesse remarquable.
- Allowin, alors. Celui qui autorise et qui l'emporte.
Simple travail de polyglotte plus que de linguiste. L'anglais, ce n'était pas son domaine d'étude. Il se contentait de le parler avec un accent brutal, solide et viride, qui n'allait pas du tout avec son corps. On le lui disait souvent. Il n'avait pas l'air allemand.
- Tu ne m'ennuies pas. Il écrasa son mégot contre sa semelle, parce qu'il avait oublié qu'il était assis sur le sable, et il garda le reste de sa décrépitude entre les doigts. Je ne suis pas botaniste, mais m'est d'avis que, même chez les fleurs, la vie doit être bien solitaire.
Il n'y connaissait rien et se moquait éperdument de ce qu'il avançait. Les fleurs interagissaient peut-être entre elles, toujours était-il qu'elles n'avaient pas de quoi sortir dans les bars et fonder des familles sous l'ordre dicté par un lettré aux pauvres gens, ordre commode, « multipliez-vous » et faites en sorte de garder la terre fertile. Les plantes, elles, n'avaient besoin de l'ordre de personne. Pas de dieu à consulter. Pas de fleurs plus jeunes à éduquer.
- Je ne rencontre personne. Mon cercle social se limite à mes collègues de travail, quand ils arrivent à me voir. Il paraît que je suis quelqu'un de discret.
Vertu cardinale.
- Parfois je parle aux gens dans les bars. Aux commerçants chez qui je consomme régulièrement. Le tabac-presse du centre. L'épicerie biologique. Le cinéma d'auteur. Je suis plus bavard lorsque je finis ma journée autour d'un cognac.
Il ne savait pas ce qui le faisait tant parler. L'ennui, probablement. Il accordait une attention toute particulière à la semelle de sa chaussure. Il était souple mais tordu. Peut-être pas simplement par volonté. Une scoliose, a priori, et un soupir.
- Je me fiche bien de qui tu es, tu sais. Il ne réfléchit qu'après coup. Un peu tard. Dans le sens où la personne que tu es m'importe peu pour... tisser une relation. Quelle qu'elle soit. Son regard se posa sur lui, comme s'il venait de se souvenir de son existence. Son geste fut guidé par le cadavre de sa médiocrité vers ses lèvres, s'arrêta doucement, fut tout encombré près de son visage. Je veux dire... je suis Monsieur parce que c'est mon rôle professionnel et social. Tu peux être qui tu veux. Dans la vie, avec les autres, avec moi... Tu peux être qui tu veux. Tu ne pourras jamais être plus seul que dépourvu de toi-même. Monsieur, c'est tout sauf énigmatique. C'est d'une bêtise affligeante, c'est le rôle de n'importe qui, c'est dépossédé, désincarné parce que trop incarné... Monsieur c'est l'avatar de beaucoup trop de monde pour être encore mystérieux. C'est impersonnel, voilà. C'est quelconque et ça n'apprend rien. C'est très triste, Monsieur. Tant mieux si tu ne peux pas l'être.
Monsieur, au moins, ne pouvait pas être seul, habité comme son nom l'était de fantômes anonymes, d'une histoire plus vaste que les terres qu'il avait foulé. Il n'était pas seul, et c'en était royalement perturbant.
Nouvelle cigarette allumée. Il s'était brûlé les poils des narines avec le briquet et sentait le poulet. Il soufflait grossièrement pour se débarrasser de ce trop de naturel.
- Voilà une éternité que je n'ai pas acheté de plante.
Il était allergique à tout.
- Les noms, c'est précieux. Tu permets et tu gagnes. Ce sont les attributs des bons chefs, dit Rafael sans savoir pourquoi.
Mains | ft. Cóemgen