Pierre n’aime pas les miroirs. Pierre n’aime pas l’eau. Pierre n’aime pas tout ce qui peut lui renvoyer son reflet. Pierre n’aime pas cette étincelle de peur dans le regard des autres. Il sait vaguement à quoi il ressemble. Un gars de plus de deux mètres de haut, trop musclé, trop baraqué, à la peau grise et sèche, l’air pas aimable, sinon détaché de tout. Il a un peu l’air malade, Pierre, si on s’attarde sur les cernes, sur sa peau trop écaillée, ses cheveux qui tombent en touffe. Et comme si ça ne suffisait pas, Pierre n’accorde plus aucune importance à ses vêtements. Boueux, tâchés de sève ou de sang, peu importe, il remet cette éternelle tenue marron jour après jour. Il ne se lave pas très souvent, il empeste souvent, même si l’odeur des sapins le couvre souvent, quant à faire le ménage dans sa petite cabane, il ne faut pas y penser. Il n’a aucune technologie, dans sa petite baraque, il entrepose les légumes qu’on lui livre en guise de salaire dans un coin, qu’il mange cru la plupart du temps. Il a bien tenté de jardiner, mais il fait mourir toutes les plantes en les touchant. Il est tellement inutile. Ah, quant aux futures aptitudes, elles font rêver. A quoi bon tout transformer en caillou, à part gaspiller ton temps et ton énergie ? Du feu lui serait bien plus utile, il n’aurait plus si froid en dedans, là au creux de lui.


On ne peut pas dire de Pierre qu’il ressente grand-chose. Il est même plutôt réputé pour n’avoir rien à foutre de quoi que ce soit. La fin du monde pourrait se dérouler sous ses yeux, qu’il regardait ça avec des yeux désabusés. Oh, allez pas croire que c’est un fou furieux qui se rit du malheur des autres, qu’il rigole à gorge déployé en vous cognant. C’est juste qu’il en a rien à faire. Et ça le tue. Il s’en veut tellement, de pas avoir entendu parler de la Quintessence avant, tout aurait pu être différent, il ne serait pas devenu un Sin, il ne serait pas dans cet état-là. Mais sur qui rejeter la faute, quand on vit seul dans la forêt ? Mais il sait combien ça vaut mieux, aussi bien pour lui que pour les autres. Son air indifférent dérange, son physique dérange, les regards le dérange. Vu qu’il est tout le temps dans le coin, on lui a proposé un boulot de garde forestier. Il a juste à alerter en cas de besoin. Il sait bien ce qu’il doit faire, mais encore une fois, il s’en contrefiche. Il s’ennuie un peu, souvent. Alors il se balade dans la forêt, sans jamais croiser autre chose que des écureuils. Des fois, quand il lui prend la vague envie, il s’y raccroche, et il passe faire un tour à la ferme, sur le domaine. Il pensait si fort être apaisé, loin de tout. Il s’y raccrochait si fort. Pierre, il attend juste la mort, sans se presser. Il aime bien la nuit. Moins de lumière, moins de bruit, moins de gens. Il se pose juste sur un rocher, il contemple, il compte les étoiles. Il pense à lui, à sa vie. A toutes les erreurs, à tous les obstacles nichées sur sa route, avec personne d’autre que lui à engueuler. Il ne sait pas trop si la compagnie lui manque. Pierre est perdu en lui-même. Ses interactions sociales sont rares, allez chercher ce type toujours paumé dans les bois. Même s'il est français, il a quelques notions d'anglais, il vous comprend, mais il ne fera souvent aucun signe le montrant. Pierre communique par signes, ou par quelques mots lâchés d'une voix rauque. Inutile d'essayer d'engager la conversation. Pierre n'est même pas secret. Pierre n'a juste rien à dire.


Elle était si belle, si vive, avec un sourire lumineux, et des cheveux de feu. Tu es vite tombé amoureux, et la fougue de votre jeunesse vous a emporté en un raz de marée. A vous deux, main dans la main, vous aviez juste de quoi sortir la tête de l’eau, mais cette vie vous plaisait. Même si vous n’étiez pas bien riche, et que le travail était usant, malgré le frigo vide et les soucis de santé qui s’accumulaient, tu l’aimais profondément, et tu lui as donné le plus grand bonheur dont elle pouvait rêver : deux fils, deux adorables bambins pressés de découvrir la vie. Comment aurais-tu pu penser un seul instant que tu les regarderais un jour d’un œil désabusé ? Ta femme était si belle autrefois, comment as-tu pu croire un seul instant qu’elle avait cessé de t’aimer ? T’en as cassé des verres, t’as gueulé sur elle, elle a menacé de partir avec les mômes, et toi t’étais prêt à la mettre à la porte.  Tu l’as accusé de tous les maux, tu étais persuadé que les enfants n’étaient pas de toi. Pourtant la chance vous souriait. Le frigo était enfin plein, les enfants auront une bonne éducation. Et toi, à cause de cette dette que tu devais rembourser, t’as décidé de jouer. Et t’as joué, encore et encore, des sommes monstrueuses, qui te faisaient partir en vrille, jusqu’à tout perdre, on t’avait prévenu, et t’en as fait qu’à ta tête, et malgré tout elle est restée près de toi, jusqu’au bout. Et toi t’es parti. T’as tout abandonné comme un lâche, un égoïste qui pense qu’à son bonheur, sans réaliser que ton bonheur résidait dans ta famille. Pourquoi Stonehaven, t’en avais aucune idée. Mais ce lieu t’attirait, même s’il t’a pas vraiment soulagé, t’as construit cette petite cabane dans les bois, et tu t’es démerdé. Est-ce que t’étais fier de toi ? Absolument pas ? Mais ton besoin de solitude et d’isolement était comblé, bien trop comblé, jusqu’à ce que tu réalises. A quel moment étais-tu devenu si hideux ? A quel moment as-tu commencé à vivre la nuit, loin des activités de la ville, avec pour seul compagnie les arbres et les plantes que tu faisais mourir de tes mains ? C’est là qu’on t’a parlé de la Quintessence, et tu as eu envie de mourir. Non, tout cela n’était pas ta faute, c’était la leur. Ils auraient dû t’en parler plus tôt, ils auraient dû t’aider. Ils t’auraient sans doute permis de t’activer, ou au moins… Pas ça. Tu te détestais. Tu savais bien qu’au fond, tu étais le seul fautif. Et pourtant, tu ne pouvais te résoudre à en finir. La vie est devenue une mélancolie sans fin, sans aucune chaleur, sans aucune volonté ni d’avancer, ni de retourner en arrière, te faire pardonner, tout reprendre comme avant. Tu stagnes. Tu deviens un roc, un simple caillou malmené par les éléments. Tes sentiments t’ont abandonné, tes émotions aussi. Ne reste qu’une infinie solitude, et le regret.